Stéphane Lupasco
Pour une nécessaire mutation de la logique de l'entendement

Cette troisième matière est la matière la plus dense du noyau atomique et en même temps, chose étonnante, de la matière psychique, comme je le montre dans plusieurs de mes travaux . Dans cet état de coexistence antagoniste et contradictoire, de semi-potentialisation et de semi-actualisation, les énergies de l’homogène et de l’hétérogène, prennent, dans le système neuropsychique, conscience d’elles-mêmes, en inaugurant cette propriété considérable du système nerveux central de l’homme, de la conscience de la conscience et de la connaissance de la connaissance.

(Revue 3e Millénaire. Ancienne Série. No 2. Mai-Juin 1982)

Point n’est besoin de long préambule à cet article. Tout de suite Stéphane Lupasco nous fait entrer dans son univers et nous fait découvrir une approche de la Réalité tout à fait originale, claire et convaincante. Philosophe ? Physicien ? Chercheur ? Inventeur ? Créateur ? Oui, c’est tout cela Stéphane Lupasco. Une vision du monde micro et macrophysique d’une prodigieuse originalité. Laissez-vous entraîner par le raisonnement de l’un des plus exceptionnels cerveaux de notre temps.

La mutation la plus difficile et la plus importante est celle précisément de nos fonctions mentales, plusieurs fois millénaires, prisonnières qu’elles sont de la logique usuelle, la logique classique d’identité, du tiers exclu [1] et de la non-contradiction.

De tous temps, la pensée humaine s’est trouvée aux prises avec des oppositions antagonistes : le bien et le mal, le bon et le laid, Dieu et Satan etc… Pas de religion, pas de morale, pas d’histoire sans les guerres que se livre cet antagonisme oppositionnel.

Avec l’apparition de la pensée scientifique et de ses développements, surtout mathématiques, tout a été imaginé et élaboré pour se débarrasser de la constatation expérimentale de cette opposition. Et c’est ainsi que fut fondée la physique théorique, dont le but fut, tout au long des XIXe et XXe siècles, de mathématiser les phénomènes physiques établissant un déterminisme rigoureux comme fondement de tout l’univers.

La tâche ne fut pas facile, mais on réussit à inclure les faits en une algébrisation particulièrement féconde dans le domaine de la macrophysique et celui spécialement efficace de la technologie. Nous allons voir pourquoi.

Cependant, dès le début du XXe siècle apparaissent des expériences, des expérimentations et des postulats bouleversants.

Tout d’abord, il est curieux de constater à quel point la pensée humaine, n’ait pu s’en saisir. En effet, Planck, dès 1900, émet son quantum, ce grain ultime d’énergie constitué de la célèbre constante h (h = 6.6261×10?27 erg s cgs) associée à la fréquence (nu) nombre d’oscillations par unité de temps, coexistence d’une valeur discontinue et d’une valeur continue, donc d’une contradiction. La fréquence est compatible avec la pensée mathématique du calcul infinitésimal, alors qu’il n’en est pas de même pour la constante h.

Eh bien, cette contradiction fondamentale au sein de l’énergie n’a pas été remarquée. Pas davantage dans la constitution de la lumière, comme de tout rayonnement électromagnétique, que mettaient en évidence les photons découverts par Einstein, en 1904. La lumière est ainsi faite de ces quanta, particules, comme nous venons de le voir, contradictoires, coexistant avec le phénomène ondulatoire de la lumière, qui se soumet aux lois de l’optique ; ici encore, nouvelle contradiction, vérifiée expérimentalement, puisque, dans le phénomène photo-électrique, les photos bombardent les électrons, phénomène aujourd’hui connu de tout le monde, de n’importe quel photographe.

Et voilà, plus grave encore. En 1912, Einstein, par sa célèbre formule E = mc2, réduit toute chose à de l’énergie. En 1924-25, Louis de Broglie crée sa mécanique ondulatoire où il montre que tout corpuscule est ondulatoire et toute onde corpusculaire. Théorie vérifiée quelques années plus tard par Davisson et Germer : en projetant des électrons sur un prisme, on remarque, derrière, des phénomènes de diffraction, phénomènes purement ondulatoires relevant de l’optique classique.

Cet événement est considérable, parce que, il ne s’agit plus maintenant d’opposition mais d’une contradiction inhérente à tout phénomène énergétique.

En présence de cette crise de la microphysique, qui se perpétue jusqu’à nos jours encore, que peut faire un entendement dont la logique et les mathématiques qu’elle fonde exclut toute contradiction ? Comme chacun sait, en mathématiques, deux propositions contradictoires s’annulent d’elles-mêmes.

Il va donc falloir choisir entre l’onde et le corpuscule, et tenter de tout ramener soit à l’une soit à l’autre. Sans entrer dans les détails, deux mécaniques s’élaborent de la sorte, une mécanique ondulatoire et une mécanique quantique. Aujourd’hui encore, des physiciens essayent de prouver que le réel profond est ondulatoire et que ce n’est qu’apparemment que les objets de l’univers sont vus comme séparables, voilant leur inséparabilité. Il est évident que si tout est onde ou champ (comme on dit actuellement), aucun objet n’est plus séparable.

Mais les faits sont têtus. Si l’on explore la constitution de tous les systèmes qu’engendre l’énergie, du noyau atomique à travers l’atome, la molécule, tous les objets qui nous entourent jusqu’aux planètes, étoiles et galaxies, on saisit certaines lois fondamentales qu’elle implique, et qu’hélas, on n’a pas explicitées, bien qu’elles soient à la base de toute expérience physique d’une évidence indiscutable.

Nous nous trouvons toujours en effet en présence de systèmes ; le quantum en est le premier. Or, pour qu’un système existe, il faut, et c’est une des premières lois, que les éléments énergétiques qui le constituent s’attirent et se repoussent en même temps, sans quoi, s’ils s’attirent seulement, les éléments s’accumulent dans un même magma et il n’y a plus de système.

Inversement,  s’ils se repoussent seulement, les éléments se dispersent et il n’y a pas davantage de système. Il faut donc que les éléments énergétiques contiennent en eux-mêmes, dans la nature et la logique même de leur énergie, des forces d’attraction et des forces, de répulsion, des forces d’association et des forces de dissociation simultanées.

A cette loi, s’en ajoute une seconde : si les éléments constitutifs d’un système sont rigoureusement homogènes, il n’y a plus d’éléments et donc plus de système ; si les éléments sont rigoureusement hétérogènes, il en résulte une diversification illimitée, et encore pas de système. Il faut donc que les constituants énergétiques de tout système soient à la fois, et contradictoirement hétérogènes et homogènes. Une troisième loi apparaît donc comme fondamentale : toute énergie, quelle qu’elle soit et dans n’importe quel domaine, passe d’un certain degré de potentialisation à un certain degré d’actualisation, car une énergie non susceptible de se potentialiser, s’actualiserait définitivement. L’univers lui-même, dans tous ses aspects microphysiques comme macrophysiques, biologiques, psychiques, cesserait d’exister. Mais pour qu’une énergie passe d’un état de potentialité à un état d’actualisation, encore faut-il qu’une énergie antagoniste et contradictoire la maintienne dans cet état de potentialité par sa propre actualisation et puisse se potentialiser, à son tour, pour permettre à celle-là de s’actualiser. C’est ce que j’appelle le principe d’antagonisme.

Quelques exemples, pour mieux saisir ce processus capital : si je soulève un objet, une pierre, ma pipe, c’est que j’actualise une certaine quantité d’énergie potentielle neuro-motrice, en potentialisant par là même une certaine quantité d’énergie gravifique. Si je lâche l’objet, je potentialise, cette fois, inversement, cette quantité d’énergie neuromusculaire, en laissant se réactualiser la quantité d’énergie gravifique que j’avais potentialisée. Si de l’eau se forme, c’est que les atomes H2O ont la potentialité d’actualiser cette réaction moléculaire. Si les signes + et — de l’énergie électrostatique s’attirent et les signes + ou — se repoussent, c’est qu’ils ont la potentialité et la possibilité d’actualisation de cette attraction et de cette répulsion. Il en va ainsi de tout processus physique, chimique, biologique, etc…

Ces trois lois fondamentales sont si évidentes pour un entendement qui peut se soumettre à l’entendement des faits, qu’elles eussent pu être énoncées a priori. Il m’a fallu cependant à moi-même, de longues études scientifiques pour arriver à les induire, à les définir et même à les formaliser en une algèbre nouvelle de l’énergie.

En effet, dans n’importe laquelle de nos expériences, tout est système, engendré en vertu de ces lois énergétiques. Un atome est un système d’attraction et de répulsion du noyau et des électrons, le noyau est lui-même formé d’un système de protons et de neutrons qui s’attirent et d’un « cœur répulsif ». Une molécule est faite d’un système d’atomes, lui-même système de particules, et tout objet est ainsi une suite de systèmes, de systèmes, de systèmes… de plus en plus amples et complexes.

Dès lors, non seulement l’énergie engendre de par ses lois, des systèmes de systèmes, mais il en apparaît trois types possibles et réels, que j’ai explicités, pour la première fois dans l’histoire de la physique [2], trois types constituant trois matières. La matière se définissant comme une suite de systèmes de systèmes doués d’une certaine résistance et d’une certaine orientation.

Mais avant de les définir, je dois une fois de plus insister sur un des deux principes les plus généraux et les plus lourds de conséquences de tout l’univers énergétique. Le premier est le deuxième principe de la thermodynamique et le second, est l’extraordinaire principe d’exclusion de Pauli : aucune substance chimique de la Table des éléments de Mendeleïev ne serait possible sans lui.

On sait depuis la fin du XIXe siècle que l’énergie est soumise à ce qu’on appelle le deuxième principe de la thermodynamique ou principe de l’augmentation de l’entropie positive. Dans un système fermé, qui ne reçoit plus d’énergie, celle qui s’y trouve est soumise, à travers ses transformations, à une certaine quantité croissante et irréversible d’agitation moléculaire ou chaleur, c’est-à-dire d’énergie dite dégradée, s’orientant vers une homogénéisation dernière.

Les physiciens du XIXe siècle avaient même conclu que l’univers à quantité finie d’énergie se mourrait finalement dans cette homogénéité, et l’univers avec. Boltzmann en y appliquant sa théorie des gaz avait montré que la probabilité statistique y conduisait nécessairement. Seulement, il ne s’était pas posé certaines considérations essentielles. D’où pouvait provenir initialement le déséquilibre hétérogène évoluant probabilitairement vers l’équilibre final de l’homogénéisation ?

Il n’avait pas vu davantage le processus de potentialité et d’actualisation de l’énergie puisqu’elle actualise de l’homogénéisation, laquelle devait se trouver quelque part à titre potentiel, pour qu’elle s’actualise tout au long du devenir énergétique.

Mais il n’avait pas vu non plus, et personne ne le voit encore, aussi curieux que cela puisse paraître, que s’il y a probabilité, il doit y avoir quelque chose, quelque énergie antagoniste contradictoire (puisque tout est énergie) qui maintienne à l’état potentiel cette énergie homogénéisante qui va s’actualiser.

Or, cela est grave surtout pour la pensée contemporaine même, qui réduit, comme on le sait, toute loi, à partir des révélations de la microphysique, de par les Relations d’Incertitude, de Heisenberg, à une constitution uniquement statistique et probabilitaire dans son essence même. J’y reviendrai tout à l’heure.

En regard et à l’encontre de cette deuxième loi de la thermodynamique, l’expérience microphysique a conduit Pauli à expliciter ce qu’il a appelé le principe d’exclusion quantique. En vertu de ce principe, que Pauli lui-même ne s’expliquait pas logiquement, puisque sa logique était cette logique classique dont j’ai parlé, en vertu de ce principe donc, toutes les particules — sauf les photons — c’est-à-dire, tous les électrons, protons, etc… qui sont identiques entre eux, possèdent la propriété de s’exclure, quand ils sont dans un atome, ou un gaz, etc… de leur état quadruplement quantifié (par quatre nombres quantiques). Exclusion qui veut dire qu’aucun des électrons, qui sont par milliards dans cette pièce, ne peuvent avoir chacun individuellement les mêmes nombres quantiques qui les définissent énergétiquement ; autrement dit, ce principe hétérogénéise et individualise leur énergie. (C’est ce qui explique la diversité des atomes de l’atome d’hydrogène à 1 électron à l’atome d’uranium à 92 électrons en passant par tous atomes de substance que nous connaissons).

C’est évidemment un principe inverse du deuxième principe de la thermodynamique, auquel ne se soumettent que les photons, lesquels peuvent s’accumuler en un aussi grand nombre que l’on veut dans le même état quantique.

Cependant, toute onde étant en même temps un corpuscule et tout corpuscule une onde, il devient difficile pour une pensée scientifique classique, de saisir expérimentalement un corpuscule, c’est-à-dire sa localisation, ses coordonnées spatio-temporelles et, en même temps, sa vitesse, sa quantité de mouvement.

Un rayonnement de photons, projeté sur un corpuscule, va le perturber, et plus on aura de précisions sur la localisation, et plus il y aura d’indétermination, c’est-à-dire de possibles, une potentialisation de sa vitesse. Et inversement pour celle-ci. Si bien, que l’on ne pourra plus définir un objet physique par ses deux valeurs canoniquement conjuguées, c’est-à-dire sa détermination spatio-temporelle et sa quantité de mouvements, que limite la constante h de Planck.

Toute loi, dès lors, ne peut plus être que probabilitaire. On a tenté et on tente encore de nos jours d’attribuer ces incertitudes à l’observateur, au sujet humain en tant qu’expérimentateur. Mais justement, ce sujet observateur, qui perturbe la chose observée, ne fait qu’utiliser les phénomènes microphysiques eux-mêmes, avec ses appareils ; ce sont ces phénomènes qui se perturbent en vertu de leurs contradictions fondamentales que l’on ne veut absolument pas accepter envers et contre tout !

Nous pouvons maintenant revenir aux trois matières possibles et réelles, avec leurs trois logiques spécifiques, selon que leur systématisation ou systémogenèse statistique et probabilitaire actualise majoritairement l’homogénéité, engendrant la macrophysique, ou majoritairement l’hétérogénéité donnant naissance à la matière biologique ou encore une troisième matière où les forces homogénéisantes et les forces hétérogénéisantes ne s’actualisent et ne se potentialisent simultanément qu’à mi-gradient, dans l’état logique T du tiers-inclus, c’est-à-dire de semi-actualisation et de semi-potentialisation.

Cette troisième matière est la matière la plus dense du noyau atomique et en même temps, chose étonnante, de la matière psychique, comme je le montre dans plusieurs de mes travaux [3]. Dans cet état de coexistence antagoniste et contradictoire, de semi-potentialisation et de semi-actualisation, les énergies de l’homogène et de l’hétérogène, prennent, dans le système neuropsychique, conscience d’elles-mêmes, en inaugurant cette propriété considérable du système nerveux central de l’homme, de la conscience de la conscience et de la connaissance de la connaissance.

Mais puisque les systémogenèses sont statistiquement et probabilitaires seulement, constituant ce que j’appelle, les trois orthogenèses puissamment orientées, dans les trois sens constituant les trois matières, des intrusions rares et exceptionnelles de systématisation para, comme je les appelle, non seulement sont possibles, mais réelles.

Ce sont les phénomènes dits paranormaux, que l’on considère comme illogiques, irrationnels et même comme inexistants. C’est uniquement dans ma logique généralisée, avec ces trois orientations, que pour la première fois ces phénomènes paranormaux trouvent une logique énergétique à leur base. Il y aura donc nécessairement, mais exceptionnellement, des phénomènes, notamment paranormaux biologiques dans une ortho-systémogenèse macrophysique ou des phénomènes neuropsychiques dans les ortho-systémogenèses biologiques ou des phénomènes parapsychiques dans les ortho-systémogenèses macrophysiques.

Des conséquences considérables résultent de ces données de la logique énergétique de l’antagonisme contradictoire. Par la connaissance de ces trois matières, on peut avoir une prise plus lucide, plus libre et plus efficace sur les êtres et les choses, si bien que, comme je l’ai écrit dans un de mes livres [4], qui tient la contradiction tient le monde.

D’autre part, comme rien ne peut rigoureusement disparaître, mais seulement se potentialiser, tout le terrible problème de la mort prend des significations scientifiques nouvelles. Aussi ai-je encore écrit dans « Les Trois Matières » que la contradiction est la sauvegarde de l’éternité.


[1] Tiers-exclu : la disjonction classique implique A ou non A. Entre A et non A il n’y a pas d’intermédiaire possible donc tout tiers est exclu.

[2] « Les Trois Matières » (1960) chez Julliard.

[3] « Les Trois Matières » (Julliard), « La Tragédie de l’énergie » (Casterman) et « L’Energie et la matière psychique » (Julliard).

[4] « La Tragédie de l’énergie » (Casterman).