Aimé Michel
Physique de l'an 2000, métaphysique d'il y a 2000 ans - une véritable nouvelle philosophie

L’infiniment petit qui enfante notre être n’agit pas par enchaînement de causes et d’effets. C’est un univers d’où est totalement exclue la « nécessité ». Le pire qui pourrait arriver, avait dit Planck, serait que l’on nous imagine une philosophie fondée sur une physique qui n’existe plus . Monod prophétisé… Mais il nous faut renoncer à cette philosophie et scruter celle que nous impose la nouvelle physique. Ce monde acausal qui supporte le nôtre, ce monde fermé au seul système d’explication connu de la science, du moins jusqu’ici, qu’est-il donc ?

(Revue Question De. No 20. Septembre-Octobre 1977)

Socrate, avons-nous appris, « fit descendre la philosophie du ciel sur la terre ». C’est-à-dire qu’ayant proposé l’homme comme « mesure de toutes choses », la sagesse, après lui, prit l’homme pour premier objet. Souvent comme unique objet.

O Socrate à la bouche d’or ! Il n’a rien écrit, et pourtant, deux millénaires et demi plus tard son précepte reste fidèlement reçu : l’homme, l’homme, toujours l’homme, même quand c’est pour le détruire, ou s’imaginer qu’on le détruit, ou qu’on le restitue au « monde minéral » comme Lévi-Strauss. Oublions le nom du sage contemporain auteur de cette forte parole : « la Nature m’emm… » .

La Nature ennuyait sûrement Socrate, ce citadin qui, pas une fois, ne se dérangea pour voir la mer, qui ne sortit d’Athènes que pour accomplir, comme on dit, son devoir de soldat. Il fit donc descendre la philosophie sur « terre ». Mais descendre d’où? A quoi les hommes pensaient-ils avant de ne plus penser qu’à eux-mêmes ?

A la loi primordiale. A l’univers. A l’espace céleste. A l’origine des choses. A leur fin. A la signification de l’Etre. Au changement. Au temps. A l’infinie multiplicité des mondes.

C’est Thalès, le plus ancien des présocratiques qui personnifie le mieux ces temps primitifs. Thalès qui, étant sorti la nuit pour contempler les astres, tomba, dit-on, dans un puits. Thalès qui, selon Aristote, disait : « Le monde est plein de dieux [1]. » Thalès encore qui, selon Aristote et Hippias (cités par Diogène Laërce), attribuait la vie même aux choses inanimées et citait, comme argument, les propriétés de l’aimant et de l’ambre (de l’ambre ionisé par frottement qui attire ou repousse les objets légers).

Ou bien c’est Anaximandre, autre présocratique de Milet. Comme tous les sages Milésiens, il croit qu’une substance unique, qu’il appelle « illimitée » (apeiron), est à la source de toutes choses. D’après Simplicius, Anaximandre enseignait que « les opposés eux-mêmes se trouvaient d’abord dans la substance primordiale, sans borne, qui par la suite se différencia [2] ».

Un autre Milésien, Anaximène, précise, selon Hippolyte, que « de la substance primordiale procède tout ce qui est, a été ou sera, y compris les dieux et le divin [3] ».

La vie est-elle inhérente à la matière ? Est-elle ce qui meut en même temps que ce qui est mû ? Guthrie, l’un des plus récents historiens de la pensée grecque, souligne que ces questions ne vont plus cesser de tourmenter les grands esprits jusqu’à Socrate [4].

Vers 450 donc, « la philosophie descend des cieux sur la terre » : ciguë. Puis c’est Dieu qui descend sur la terre : crucifixion. L’humanité continue. Quatre siècles plus tard, le dernier Sage grec, Hiéroclès, enseigne pour la dernière fois la Loi Primordiale : Honore d’abord les dieux immortels, dans l’ordre qui leur fut assigné par la Loi [5].

Hiéroclès sait qu’il est le dernier, que son monde est en train de finir. A Constantinople, il a vu de près le monde nouveau qui déjà le remplace. Arrêté pour son enseignement « païen » et condamné à la flagellation, il a pris dans sa main son sang qui coule et l’a tendu au magistrat chrétien : « Tiens, dit-il, bois, Cyclope, toi qui manges la chair humaine ! » C’est un vers d’Homère que l’autre, sans doute, ne reconnaît même pas [6].

Parlant de Socrate, Hiéroclès compare ses raisonnements aux dés qui retombent toujours sur pied, de quelque façon qu’on les jette. Le mot de la fin de l’Antiquité est un suprême effort de conscience pour le rejet de la fascination socratique. Mais à quoi sert désormais d’exorciser Socrate, lui-même oublié ?

« Contemplons un instant les ténèbres illimitées où va se passer l’acte de création […]. Nous flottons dans un espace où le temps n’existe pas encore puisqu’il n’y a pas de mouvement. La matière fait apparaître le mouvement, avec lui le temps. Cet espace […] est le fond immobile, éternel, immuable, d’où jaillit la création. Il ressemble beaucoup à l’absolu. Est-il l’absolu ? Ou bien n’est-il qu’un aspect de l’absolu ? »

A un discours ainsi commencé, on entend la réponse sarcastique de Socrate, son éclat de rire : « D’abord, connais-toi toi-même. » Et en écho, le ricanement de la philosophie moderne. Mais Pythagore, mais Anaximandre, Thalès, Héraclite, Xénophane, eux, auraient eu sur-le-champ quelque chose à répondre. L’auteur des lignes ci-dessus est un présocratique bien reconnaissable. Il croit que l’on peut valablement s’interroger sur le commencement des choses, sur la Loi Primordiale, sur l’Absolu, sur l’Apeiron.

Il s’appelle Itzhak Bentov, il est américain, il se soucie peu de philosopher, étant ingénieur, et du genre bricoleur : il invente des appareils de biologie et de médecine. Bentov : un inconnu qu’aucun philosophe professionnel ne lira, même en Amérique. Voilà trente ans que Koestler annonce la mort de la philosophie professionnelle, proprement suicidée à la roulette socratique ou cartésienne, et sa résurrection chez les savants. Eh bien, ça y est ! J’ai cité Bentov. J’en pourrais nommer vingt autres, peut-être cent, tous scientifiques, tous ignorés de la philosophie scolaire (et réciproquement). Ils ont soudain éprouvé, ensemble, sans se connaître, au même moment, « pendant les merveilleuses années soixante-dix », comme dit l’un deux, le besoin d’expliquer comment ils voient le monde, l’homme dans le monde, la relation de la science et de la conscience, de la physique quantique et de l’esprit [7]. C’est une floraison, et d’autant plus intéressante que tous ces hommes et femmes (il y a des femmes, elles aussi hommes de science ») appartiennent à au moins trois générations. Certains pourraient avoir été mon père ou ma mère, d’autres mes enfants. Il y a eu maturation, parfois très longue, parfois commencée en plein triomphalisme « rationnel », dans les années vingt. De grands esprits se posaient déjà secrètement ces questions quand j’apprenais à lire, et cela ne se sait qu’un demi-siècle plus tard.

« Mon ambition de construire une théorie de l’univers remonte au temps où j’étudiais les mathématiques à Princeton en 1927 », avoue A. M. Young, qui attendra 1976 pour publier, coup sur coup, deux livres résumant les résultats de ses méditations. Dans l’intervalle, il a, entre autres choses, inventé l’hélicoptère Bell [8]. Pourquoi a-t-il, comme les autres, attendu « les merveilleuses années soixante-dix » ?

Parce que c’est alors que la science modèle, la science matérialiste par excellence, bref, la physique — en développant, selon sa logique propre, mathématique et expérimentale, une démarche remontant exactement au début du siècle — a débouché dans l’univers du miracle et de la magie.

Dans cet univers, certains physiciens, comme le Français Costa de Beauregard, avaient pénétré dès les années cinquante. Mais ce qu’ils disaient était tellement nouveau, tellement effrayant, tellement injurieux au bon sens que vingt ans de discussions ne leur furent pas de trop pour se faire entendre. Ce n’est que vers le début des années soixante-dix (pour cette raison « merveilleuses ») que leurs collègues commencèrent à prendre au sérieux, puis à examiner attentivement leurs raisons, enfin à convenir, non sans effarement, que la physique était arrivée à son heure de vérité. Tous désormais ne « pensent qu’à ça ».

Je vais maintenant expliquer de quoi il s’agit. Je n’ai guère besoin pour cela d’être physicien, quoique la source en soit, comme je l’ai dit, dans la physique. C’est que les physiciens eux-mêmes se sont donné la peine de dire en langage commun les grandes idées qui les inspirent. Et aussi que l’univers de réflexion que maintenant ils explorent est de lui-même sorti de la physique, sans aucunement l’abandonner, pour retrouver les intuitions fondamentales de l’âme, celles vers lesquelles le génie grec en sa naissance s’était spontanément tourné pour tenter d’y percer les ultimes secrets. Après un détour de plus de vingt siècles pendant lesquels la science, pour être pure, avait abandonné l’homme aux contradictoires disputes des philosophes, la voici qui, ayant poussé la pureté aux limites, se voit contrainte de les franchir et de prendre enfin l’homme en compte dans ses calculs. Par une coïncidence où tout pythagoricien verrait l’accomplissement de la Loi Primordiale à quoi rien n’échappe, la retrouvaille de la science avec l’homme survient au moment même où les prétendues sciences humaines se flattent de n’avoir plus d’objet, l’homme étant, disent-elles, restitué par elles à la trivialité du caillou. Justement, le caillou, c’est l’affaire des physiciens. Et les physiciens disent : « Non. » L’homme rendu aux physiciens retrouve, par eux, ce dont on le voulait priver : son essence spirituelle.

La porte de la physique sur l’homme s’est ouverte sans bruit, à l’insu de tous, vers les années 1930, quand la mathématique des phénomènes atomiques a dévoilé le mystère apparemment insoluble et absurde de l’indétermination.

Voici un électron qui vole dans le vide du tube cathodique. Où est-il ? Tant qu’il n’a pas atteint le détecteur mis là pour nous le dire, nous n’en savons rien. Et quand il l’a atteint et que l’aiguille fait un bond, accusant l’action de sa charge, nous apprenons qu’il était là, mais qu’il n’y est plus. Quelque appareillage qu’on imagine, les inégalités de Heisenberg nous avertissent qu’on n’en peut imaginer aucun qui nous dise à la fois sa position et sa quantité de mouvement. Tout le monde sait cela depuis un demi-siècle. De là est née une discussion d’abord seulement physique, puis philosophique. Ce que l’on a appelé l’« interprétation de Copenhague », indéfiniment démontrée à chaque nouvelle expérience, obligea d’admettre que l’impossibilité de savoir ne tenait pas à l’insuffisance de notre savoir, mais à la réalité de l’indétermination.

De cette indétermination réelle, fondée dans la nature même des choses, tout, depuis 1930, nous montre la généralité. Passé une certaine petitesse — celle de l’atome, de l’électron, du photon, celle des phénomènes qui se manifestent par l’apparition des ondes et des corpuscules —, tout se fait en vertu dune mécanique unique, mystérieuse, qu’une équation de Schrödinger permet de calculer, de décrire en chiffres, mais que l’esprit est impuissant à voir sous forme d’image, et qu’on appelle le collapse de l’onde « psi » [9]. Tout cela a été maintes fois vulgarisé, quelques philosophes y ont eux-mêmes rajouté leurs fioritures, et pourtant le sens réel général de l’indétermination n’a que très tardivement pris sa véritable dimension, même dans l’esprit des savants [10].

Je crois que le cas d’indétermination le plus frappant pour les profanes, dont je suis, est celui de la désintégration du noyau atomique (le « decay » du franglais). Voici un caillou de radium pur, disons pesant deux grammes ; il est formé d’un agrégat d’atomes tous rigoureusement identiques (c’est ce que signifie sa « pureté » : il n’y a que des atomes de radium dont chacun est identique à chacun des autres). Ce caillou est radioactif, c’est-à-dire qu’à chaque instant, inexorablement, un certain nombre de ses atomes se désintègrent en se transformant en radiations diverses, toujours les mêmes, elles aussi. Le « decay » est d’une régularité absolue que rien ne peut faire varier, si bien qu’au bout de 1590 ans (sa « période »), le caillou de deux grammes sera réduit à un gramme. Encore 1590 ans, il ne restera plus qu’un demi-gramme. A chaque période, il perd la moitié de sa masse.

Tout cela semble simple tant qu’on ne se demande pas pourquoi, parmi tous ces atomes identiques, certains se désintègrent maintenant et d’autres dans 10000 ans ou 10000 siècles. Chaque période voit disparaître la moitié des noyaux. Dans mille milliards d’années, ou de siècles, il restera donc encore une moitié de moitié de moitié (et ainsi de suite). Il y a là quelque chose qui résiste à l’imagination et à tout raisonnement : si, en effet, nous considérons un seul parmi tous ces noyaux, il n’y a rien en lui qui détermine s’il va se désintégrer dans la seconde qui suit ou dans cent ans. Peut-être sera-t-il encore là dans mille milliards de siècles. Quelle est la différence entre deux noyaux dont l’un explose en ce moment même et un autre qui survivra à la fin du monde ? La physique quantique est en mesure de trancher entre l’hypothèse qu’il existerait entre les deux noyaux une différence que nous ne percevrions pas et l’hypothèse de l’indétermination réelle, c’est-à-dire de l’explosion qui survient sans cause. Et c’est cette dernière hypothèse qui seule rend compte de ce qui se passe non seulement dans le cas du decay, mais dans l’ensemble de tous les phénomènes physiques.

Qu’est-ce que le collapse ?

Depuis les premières découvertes de Louis de Broglie, vers 1923, on a pris l’habitude de considérer la matière, la lumière et les ondes électromagnétiques en général, comme des entités fermées de « réalités complémentaires », l’onde et le corpuscule. Toute particule comportait aussi son « onde associée ». Une particularité bien étrange de cette complémentarité était que le corpuscule et l’onde ne pouvaient pas être mis en évidence simultanément. La notion de « réalité complémentaire » s’est alors propagée de la physique à la philosophie, et de là au langage de tous les jours.

En physique, on imaginait une onde accompagnant réellement le déplacement de la particule matérielle. Les deux « réalités complémentaires » étaient conçues comme simultanément réelles, quoique refusant de se laisser appréhender ensemble. Une méditation d’un demi-siècle sur cet étrange refus a conduit l’imagination scientifique, par un nouvel effort, à ce qu’on appelle maintenant une « prise de conscience » : les « réalités complémentaires » n’étaient qu’un expédient verbal pour se débarrasser d’un fait plus insaisissable et plus profond, s’exprimant dans la théorie quantique des champs : c’est l’onde seule qui existe tant qu’on ne regarde pas ; dès qu’une expérience décèle l’onde (dès qu’on regarde) c’est le corpuscule qui se manifeste ; mais aussitôt qu’il s’est manifesté, il n’existe plus, c’est de nouveau l’onde (ou le champ) qui seule existe. Le collapse est cet événement mystérieux (mais décrit par l’équation de Schrödinger) au cours duquel l’onde se manifeste sous la forme d’un corpuscule qui cesse d’exister en se manifestant, redevenant une onde dans un champ.

La lumière par exemple est une onde tant qu’elle ne se manifeste pas. Mais qu’elle frappe un écran, c’est un photon qui frappe, il n’y a plus d’onde ; que le photon soit alors absorbé ou réfléchi, il cesse d’exister en tant que photon et redevient une onde, de nouveau se propageant comme une onde et restant indétectable en tant qu’onde.

On appelle aussi le collapse « transition quantique ». L’équation de Schrödinger prévoit les probabilités de ce qui se passera au cours d’une transition, ou collapse. Mais ce phénomène fondamental, sur quoi repose l’univers physique tout entier, n’en est pas moins un défi à la logique (cf. les notes 20 et 24 du texte), défi radical, auquel on ne discerne actuellement aucune réponse sauf en acceptant de sortir de la physique au sens strict.

Que le lecteur excuse cette insistante pédagogie. Elle a pour but de préparer le face-à-face avec une réalité qui constitue le fond des choses, puisque tout, dans l’univers jusqu’ici connu, survient par cette mécanique de collapse, absolument tout, de la physique des étoiles à la chimie de la digestion, à celle du système nerveux, à celle du rêve et de la veille, de la douleur et du bien-être, face-à-face qui nous fait découvrir dans ce fond des choses une complète a-causalité. Le principe de causalité, instrument de toute explication, disparaît totalement dans l’infiniment petit (le subquantique) duquel naissent toutes choses existantes.

L’infiniment petit qui enfante notre être n’agit pas par enchaînement de causes et d’effets. C’est un univers d’où est totalement exclue la « nécessité ». Le pire qui pourrait arriver, avait dit Planck, serait que l’on nous imagine une philosophie fondée sur une physique qui n’existe plus [11]. Monod prophétisé…

Mais il nous faut renoncer à cette philosophie et scruter celle que nous impose la nouvelle physique. Ce monde acausal qui supporte le nôtre, ce monde fermé au seul système d’explication connu de la science, du moins jusqu’ici, qu’est-il donc ?

Le lecteur remarquera que nous ne sommes pas encore sortis de la physique, que, tout au contraire, nous n’avons fait dans les pages qui précèdent que nous y enfoncer de plus en plus profondément. Et c’est là justement, en son plus profond, que, quoi qu’on fasse, on va se trouver forcé d’en émerger.

Quoi qu’on fasse, les physiciens ont en effet, depuis trente ans, tenté d’innombrables façons de franchir ce seuil de l’inconnaissable, si connaître est expliquer par les causes. Ces nombreuses tentatives sont, pour la plupart, d’un abord intellectuellement difficile. Commençons par celles-là.

La plus classique est celle de la mesure [12]. Il n’y a de connaissance scientifique que du mesurable. Mais le subquantique, par définition, se refuse à la mesure puisque, dans toutes les directions de la physique, le subquantique commence précisément là où le mesurable finit. Dans toutes les directions, il existe une mesure qui est la plus petite possible, et elle est toujours un multiple de la constante de Planck : h. Au-delà (au-dessous) du mesurable, du quantitatif, qu’y a-t-il donc ? On est obligé de répondre aveuglément, sans discerner à quoi cette réponse entraîne, qu’au-delà du quantitatif seul existe le qualitatif. Mais qu’est-ce que ce qualitatif ?

La théorie de l’information, élaborée surtout dans ce cas particulier par Szilard, Brillouin et Costa de Beauregard fournit une indication philosophique en réponse à cette question. Précisons bien : leur analyse est purement physique, elle fait abstraction de toute spéculation métaphysique, elle s’exprime en équations. Cependant elle oriente la pensée vers une appréhension philosophique.

Par le célèbre théorème qui porte son nom, Brillouin a montré que toute acquisition d’information se paie en énergie. Aucune information n’est énergétiquement gratuite. Illustrons cela d’une image. Si vous voulez visiter un parterre de fleurs, vous ne le pourrez sans écraser les fleurs. Vous pourrez, par la pensée, vous alléger de tout l’inutile, ne garder qu’un pied, un œil et votre cerveau gauche, il y aura toujours quelques fleurs écrasées. Supprimez le pied, l’œil, le cerveau, les fleurs resteront, certes, intactes, mais personne n’en saura plus rien ! Y a-t-il seulement encore des fleurs ? Ici, Costa de Beauregard insiste sur le sens double du mot « information ». C’est « ce que l’on apprend », mais c’est aussi, en physique, l’ordre de toute structure, ordre qui se mesure en « bits » (unités d’information) ; on ne peut acquérir de l’information sur un système physique quelconque qu’en la lui prenant, c’est-à-dire en détruisant une part correspondante d’ordre, de structure [13].

La « nouvelle physique » généralise encore ces idées. En 1966, J. S. Bell énonçait un théorème qui en est, peut-on dire, le fondement ; le voici, dans sa belle abstraction : « Il ne saurait exister de théorie de la réalité affirmant que des événements séparés soient indépendants sans entrer en contradiction avec la physique quantique [14]. »

Rappelons ici que l’« événement fondamental » en physique est le collapse. Il n’y a donc pas dans la nature deux collapses indépendants !

Or toute acquisition d’information suppose au moins un collapse (par exemple, c’est par un collapse que tout photon se manifeste au fond de notre œil). Donc tout collapse, et par conséquent tout événement de la nature, est aussi un échange d’information. On hésite à comprendre. Cela voudrait-il dire que rien ne se passe dans la nature sans que quelque chose en ait conscience ? Nous voyons apparaître pour la première fois ce mot « conscience ». J’en ai reculé l’utilisation aussi tard que possible dans cet exposé. Mais c’est bien ce que veulent dire les physiciens de la « nouvelle physique » [15]. Le lecteur perplexe (comme je le fus) se demandera si cela veut bien dire que même une seule modification d’une seule particule atomique au centre de la plus lointaine étoile suppose l’intervention d’une conscience. Eh bien, c’est exactement cela que les physiciens veulent dire. C’est cela qu’ils envisagent (voir, par exemple, le deuxième texte de Sarfatti de la référence 15. Ils n’affirment pas encore une chose si énorme, du moins dans leur majorité, mais tous se demandent comment on peut y échapper, compte tenu de la voie apparemment irréfutable par où l’on y arrive.

Telle que je viens de l’exposer, cette voie est abstraite et difficile. Il en existe une autre qui, elle, au moins, est brévissime et lumineuse. Si brève et lumineuse que, livrée telle quelle, hors du contexte général de la physique actuelle tout entière, on pourrait se demander si elle ne constitue pas un paradoxe isolé dont la résolution ne saurait tarder. Or, tout au contraire, c’est ce paradoxe qui est sous-entendu dans toutes les autres discussions. Costa de Beauregard le formule ainsi : « Toutes les mécaniques existantes décrivent le phénomène élémentaire comme fondamentalement symétrique entre avenir et passé [16] »

Expliquons. Le phénomène élémentaire, c’est le collapse. Rappelons une fois de plus que tous les autres phénomènes se font par celui-là. Et voyons ce qu’est cette « symétrie », seuil du labyrinthe.

Ma main, tenant un caillou, est tendue au-dessus d’un étang immobile. Vous filmez la scène avec une caméra. Je lâche la pierre. La pierre tombe : jaillissement circulaire de gouttes d’eau, retombée des gouttes, ondes circulaires s’éloignant concentriquement sur l’étang à partir du point de chute. Vous continuez de filmer, tandis que je retire ma main, jusqu’à l’amortissement des ondes sur l’eau. Vous arrêtez de filmer quand l’étang a repris son immobilité initiale. Vous développez votre film dont vous faites deux tirages qu’ensuite vous collez l’un à la suite de l’autre, mais le premier à reculons, la fin mise en début, et inversement. Vous obtenez ainsi un nouveau film qui, projeté, vous montrera les mouvements successifs suivants : étang immobile, apparition d’ondes concentriques se mouvant vers le centre en devenant de plus en plus hautes jusqu’à un moment « cataclysmique », très bref, où vous verrez des gouttes jaillir de l’eau — mais vers le centre —, la disparition subite des ondes au centre, avec apparition simultanée et du caillou remontant de l’eau et de ma main se tendant pour s’en emparer. Ici l’on atteint le point de collage des deux films, et tout recommence exactement à l’envers, c’est-à-dire à l’endroit: vous revoyez en projection ce que vous avez vu en réalité tout à l’heure lors du tournage. Dans le film résultant du montage, vous avez assisté à un événement rigoureusement symétrique par rapport au moment où le collage passe sur l’écran. Il est symétrique, car vous pouvez passer le film résultant du collage dans n’importe quel sens sans que la moindre différence soit discernable. Si vous le projetez à l’envers, vous ne ferez que revoir ce que vous avez vu à l’endroit. Si vous n’avez pas noté l’envers et l’endroit, vous ne pourrez plus reconnaître l’un de l’autre.

Tel est exactement le collapse, rigoureusement symétrique dans le temps. A première vue, cela n’a l’air de rien.

Mais repassez votre film (votre double film symétrique grâce au collage). Sa deuxième partie ne heurte pas le bon sens. Tout s’y explique par voie de causalité : je lâche le caillou, jaillissement circulaire de gouttes d’eau, etc. : on comprend très bien l’enchaînement des causes. La première partie, au contraire, est proprement miraculeuse, au sens strict du mot : si en effet je savais, en étendant la main sur un étang endormi, y susciter des ondes rétrogrades, en tirer un caillou et répéter la chose à volonté, je serais un thaumaturge, car « je commanderais aux éléments » comme Jésus à la tempête.

Les physiciens ont appelé « ondes avancées » (en anglais precursor, ce qui est plus clair encore) la probabilité brusquement croissante surgissant de rien et qui aboutit au collapse. C’est une inversion du hasard, autrement dit une évolution finalisée. Nous avons vu que le subquantique est complètement a-causal. Et cependant il est infiniment actif ! Mais à la façon d’un acte en chaque point finalisé, en chaque point suscité par une volonté élémentaire, dans un but élémentaire. Chaque collapse réalise l’infiniment improbable, il est l’essence même de ce qu’à notre niveau nous définissons du mot volonté. Un physicien américain a appelé the push of a will, « impulsion d’une volonté », ce phénomène élémentaire, source de tous les autres. Ce n’est pas une analogie : c’est — sauf, naturellement, si la physique quantique tout entière n’est qu’une immense illusion — la volonté à l’état pur, l’intentionnalité pure, la finalité dans son absolue définition.

L’infinie multiplication des collapses élémentaires engendre l’univers des apparences, celui où nous vivons, celui de la statistique, du désordre, celui du hasard et de la nécessité. Mais il n’y a de nécessité que dans les grands nombres. De même, les compagnies d’assurances savent que, samedi prochain, tant de voitures s’emboutiront sur les routes de France, bien que le propriétaire de chaque voiture ait choisi librement de prendre la route. Le « decay » obéit à une loi rigoureuse comme la nécessité rêvée par Monod, exprimée par l’équation de Poisson. Mais cette loi est statistique et résulte d’une infinité de collapses qui tous échappent à toute nécessité. Chacun est the push of a will.

Qui ne se sent, sachant cela, envahi par les curiosités fondamentales des présocratiques ? Qu’est-ce que ce chaos primordial des « volontés » élémentaires d’où émerge le monde des apparences ? Pourquoi ce chaos de pure indétermination traduit-il son « vouloir » dans un phénomène élémentaire d’une structure telle que, le temps infatigable s’écoulant, il s’organise irrésistiblement en ondes et corpuscules stables, en noyaux, atomes, molécules, en galaxies, étoiles, planètes, en macromolécules, acides aminés, cellules vivantes, en êtres organisés évoluant tout droit vers la pensée qui finalement découvre tout cela en prenant conscience des lois d’où elle sort ? Connais-toi toi-même? Mais, ô le plus sublime des faux-monnayeurs, la science te répond : « Chiche ! » Et doublement : d’abord par le constat d’échec, deux fois millénaire, de la philosophie à éclaircir le  mystère de l’homme, échec par elle-même démontre, aboutissant à sa démission dûment signée, clé sous le paillasson et recyclage dans les idéologies de désespoir et les verbiages ténébreux ; et surtout par l’arrivée de la science elle-même sur les décombres abandonnés par ta descendance, ô Socrate ! et la retrouvaille (ou, pour mieux dire, la découverte) de la réalité spirituelle tout justement là où tu avais voulu nous faire croire qu’elle n’était pas.

Finalement, constate un physicien, et conformément à la plus haute tradition philosophique [17], « la pure conscience » est maintenant considérée comme l’ultime essence de l’univers, y compris l’univers physique [18] ».

Deux millénaires et demi ont changé le langage. L’interrogation de l’âme — identique par-dessus le temps écoulé — a pris forme dans la rigueur des équations. Mais c’est bien la même interrogation. Ecoutons dialoguer ces Sages que sépare le temps.

« Le bruit fondamental [19] est sans forme. Le bruit fondamental est pure absence de structure (patternlessness). Le bruit fondamental est l’Océan primordial du chaos d’où toutes les structures ont tiré leur forme. Plonger dans cet océan vierge de routes (pathless) peut être la prochaine aventure de l’espèce humaine, au cœur du mystère de l’Etre, dans un voyage sans boussole à travers la mystérieuse profondeur des pré-phénomènes, derrière le char audacieux de la physique [20]. »

« Ni l’eau ni aucun autre élément n’est le fondement des choses (archê), mais quelque chose de différent qui est sans bornes, et d’où naissent à l’être et les cieux et tous les mondes qu’ils contiennent [21]. »

« Le fondement des choses (archê) n’a pas d’origine, mais est à l’origine de tout, embrasse et dirige tout [22] ». (L’archê d’Anaximandre peut ainsi se traduire en anglais scientifique par essence noise. J’ai souligné dirige : se rappeler the push of a will).

« Anaximène […] dit que l’archê est un air infini d’où procède tout ce qui vient, est venu ou viendra à l’être, même les dieux et le divin […]. Il est mouvement perpétuel, car autrement les choses qui changent ne changeraient pas [23]. » Les modernes présocratiques disent, nous l’avons vu, que la conscience peut être un état quantique macroscopique dans le cerveau. Voici ce qu’enseignait Diogène d’Apollonie, d’après Simplicius :

« L’espèce humaine et les autres êtres vivants viennent de l’air (identifié à l’archê) y compris leur âme et leur esprit. Selon moi, possède l’intelligence ce que l’on appelle air, et cela a pouvoir sur tout, car c’est précisément cette substance que je tiens pour dieu. » (Guthrie, à qui j’emprunte la plupart de ces citations, souligne que le verbe grec, traduit ici par « a pouvoir sur », kykernein, est le mot même par lequel Anaximène désigne l’action de l’illimité, en grec apeiron, dans les textes anglais boundless, caractéristique de l’essence noise, de l’a-causal.)

Des citations parallèles pourraient remplir cette revue. Concluons : « L’évidence que les objets physiques et les essences spirituelles ont une forme de réalité très semblable a beaucoup contribué à ma paix intérieure, et, de toute façon, on ne connaît aucune autre conception qui satisfasse à la mécanique quantique. » C’est un prix Nobel de physique, Eugène Wigner, qui s’exprime ainsi [24].

L’apeiron, l’illimité, le boundless, l’a-causal spirituel dans son essence, volitif, conscient — idée unique, vertigineuse, née dans l’esprit des Grecs avant que Socrate eût entrepris de les convertir à sa psychanalyse et que l’on croyait effacée de notre route — est donc à nouveau devant nous comme notre « prochaine aventure ».

Jusqu’ici, rien ne permet de prévoir si cette aventure est une borne : « Tu n’iras pas plus loin », ou bien une porte prête à s’ouvrir. Dans l’un et l’autre cas, l’homme ne sera plus le même.

Quant à moi, je vois une raison de parier pour la porte : c’est que la solution réside en nous puisque nous pensons. La porte cachée attend dans notre cerveau, dans notre conscience qui a trouvé et défini le problème. L’énigme que le Sphinx s’est à lui-même posée, il saura la résoudre.

Aimé Michel

***

Quelques grands noms de la physique

Leo Szilard, Léon Brillouin, Costa de Beauregard, Norbert Wiener, Claude Shannon : les grands noms de la théorie de l’information appliquée spécialement à la physique quantique et à la biologie. On pourrait appeler anti-physique la théorie de l’information : elle étudie l’ordre que tout phénomène physique sauf le collapse doit détruire pour se produire.

Voir Léon Brillouin : la Science et la théorie de l’information (Paris, Masson, 1959) ; Raymond Ruyer : la Cybernétique et l’origine de l’information (Paris, Flammarion, 1954).

Pour approfondir le sujet.

Quelques livres sur les présocratiques :

anciens :

Le vol. I de History of Greek Philosophy, de W.K.C. Guthrie (« The Earlier Presocratics and the Pythagoreans », Cambridge University Press, 1971. Voir aussi Classiques Garnier).

modernes:

Les livres de Young et Bentov, cités en note, ainsi que ceux de Bob Toben et Jack Sarfatti : Space, Time and Beyond (New York, Dulton, 1975), et, surtout, John A. Wheeler : The Physicist’s Conception of Nature (Amsterdam, Reidel Publications, 1974).

Wheeler a déclenché en Amérique, avant Bell et Everett, les recherches de la « nouvelle physique » en publiant, en 1962, son livre classique (difficile, car écrit pour les physiciens) : Geometrodynamics (New York, Academic Press, 1962).

Le livre de Costa de Beauregard, cité en note, introduit des idées semblables. Ce physicien français est cité comme un pionnier par les « présocratiques américains ».

Voir aussi la revue Psychoenergetic Systems (technique, citée en note).

De nombreux textes circulent sous forme polycopiée, ne trouvant place, malgré l’autorité reconnue de leurs auteurs, ni dans les revues de physique ni dans les revues philosophiques qui en ignorent jusqu’à l’existence. Ce rejet de textes parmi les plus significatifs exprime la dichotomie en vigueur dans tout l’Occident depuis Socrate : il ne peut y avoir sur la nature de l’homme rien de valable dans le « ciel », domaine de l’astronomie et du physicien.


[1] Aristote : De Anima, I, 411 a7. Par « dieux » il faut entendre ce que l’on entendait à l’époque: les habitants du vaste ciel (Hoï en tô euru ouranô, comme dit Homère), maîtres des hommes et de leur destinée, mais eux-mêmes soumis à une loi supérieure et universelle.

[2] Simplicius: Physique, 150, 22. Simplicius, né vers l’an 500 de notre ère, fut un des derniers lecteurs de l’héritage antique dont l’holocauste était            déjà largement avancé.

[3] Hippolyte : Réfutation de toutes les hérésies, I, 7, I, A7. Hippolyte est un des premiers théologiens chrétiens (début du IIIe siècle). Ayant beaucoup réfuté, donc cité, il se trouve avoir sauvé, de ses ennemis, quelques débris promis à la destruction.

[4] Guthrie (W.K.C.): A History of Greek Philosophy (Cambridge University Press, 1971, vol. 1, p. 145).

[5] C’est le premier des Vers d’Or pythagoriciens.

[6] Odyssée : IX, vers 347. Episode rapporté par Suidas.

[7] En France, seuls trois ou quatre philosophes éminents mais marginaux s’intéressent à la science : R. Ruyer, François Meyer, Merleau-Ponty (Jacques, pas Maurice).

[8] 8. Arthur M. Young: The Geometry of Meaning (Géométrie de la signification) et The reflexive Universe (l’Univers réflexif), tous deux chez Delacorte Press, 1976.

[9] Ce psi, là n’a rien à voir, dans le principe,     avec le psi des parapsychologues ; cette double dénomination n’est, au départ, qu’une coïncidence. A propos du collapse, voir l’encadré ci-après.

[10] Il y a des exceptions illustres : Louis de Broglie ; Einstein qui, voyant avant tout autre où conduisait l’indétermination quantique, prononça le mot bien connu : « Si c’était à refaire, je me ferais plombier ».

[11] La nécessité, l’enchaînement des causes et des effets n’existent que dans les macro-phénomènes, où l’accumulation infinie de faits a-causals fait apparaître les effets statistiques, seuls étudiés (souvent sans le savoir) par l’ancienne physique.

[12] Ted Bastin et autres auteurs : Quantum Theory and Beyond (Cambridge University Press, 1971. 3e partie, pp. 41-91).

[13] En augmentant son entropie. C’est ce que dit aussi le théorème de Brillouin.

[14] J. S. Bell: « On the Problem of hidden Variables in Quantum Theory », in Review of Modern Physics, juillet 1966, p. 447.

[15] On peut se faire une idée de ce problème en suivant la discussion poursuivie dans les premiers numéros de Psychoenergetic Systems (Gordon and Breach Science Publishers) entre D. Bohm, R. Hiley et J. Sarfatti.

[16] O. Costa de Beauregard : le Second Principe de la science du temps (Paris, Le Seuil, 1963, p. 39).

[17] Ce physicien, L.H. Domash, entend par là la tradition orientale, mais voir la suite de cet article.

[18] Lawrence H. Domash : La conscience pure est-elle un état quantique macroscopique dans le cerveau ? (Meru, Departement of physics, Weggis, Suisse, paper 100) (en anglais).

[19] Essence noise c’est-à-dire l’agitation a-causale du monde subquantique.

[20] « Patterns of Process », Core Physics Vistas (Nick Herbert, C-Life Institute, publication n° 3735, décembre 1976).

[21] Anaximandre, d’après Aristote: Physique, 24 13.

[22] physique, 203 h

[23] Hippolyte, ref. 1, 7, 1A7.

[24] E. Wigner — Symmetries and Reflections (Indiana University Press, Bloomington, 1967, p. 192).